L’éventuelle extradition des vieux
fugiés italiens en
France n’a rien à voir
avec le mot justice

Le Monde, 28/12/2021

LE CONTEXTE

Dix anciens militants italiens de l’ultragauche, qui vivaient en France depuis des décennies après avoir fuit la Péninsule alors qu’ils étaient accusés d’avoir directement ou indirectement participé à des attentats meurtriers, ont été interpellés à l’aube du 28 avril à la demande des autorités italiennes. Ils vivaient sur le territoire français en toute légalité, bénéciaires comme 300 ou 400 de leurs anciens camarades de ce qu’on appela la « doctrine Mitterrand », protégés de l’extradition en échange d’une renonciation à toute violence politique et de l’abandon de la clandestinité, ce qu’ils ont respecté. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris va examiner leur dossier début janvier 2022, puis donner son avis sur les demandes d’extradition.

Alors que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris va examiner, début janvier, les demandes d’extradition de dix anciens militants italiens d’ultragauche accusés de terrorisme, l’écrivain dénonce un acharnement judiciaire

 

Il s’agît d’une poignée d’Italiens, français de cœur depuis plus de la moitié d’une vie, qui défendent leur cause auprès de la magistrature française. Ils ont été accueillis en France dans le lointain XXe siècle à la condition de dire un adieu définitif aux armes. Ils l’ont respectée. Ce ne sont pas des clandestins, ils ont une résidence légale. Ils ont été accueillis par le président Mitterrand car il existait une loi spéciale en Italie selon laquelle la seule déclaration d’un délateur, appelé collaborateur de justice, suffisait pour être arrêté et soumis à une détention préventive pouvant aller jusqu’à cinq ans, sans procès.

Aucune preuve de ces dénonciations nétait requise. En outre, on était condamné pour délit d’appartenance à un groupe armé, sans entrer dans les responsabilités individuelles. Une personne qui avait hébergé un fugitif partageait la même responsabilité. J’arrête par manque de place.

Le président Mitterrand et ses successeurs ont confirmé le droit à la résidence des réfugiés italiens. La France a confirmé son statut spécial de nation d’accueil des réfugiés politiques. C’est sa supériorité morale et mondiale qui en fait une terre d’asile. En Italie, on entend souvent parler du droit des parents des victimes à voir punis les responsables de leurs deuils. Ce droit leur a été refusé par l’Etat italien.

Deux collaborateurs de justice, par exemple, l’un appartenant aux Brigades rouges et l’autre à Prima Linea, ont avoué être coupables d’une vingtaine d’homicides. Dès qu’ils ont été arrêtés, ils ont dénoncé tous les deux des dizaines de membres de leurs organisations. Tous les deux ont été intégrés dans des programmes de protection sans purger de peine de détention, mais au contraire rétribués et pourvus d’une nouvelle identité.

Rancune morbide

Les parents des victimes de ces homicides ont constaté la bienveillance de l’Etat envers les artisans de leurs deuils. A plus grande échelle encore, les membres de ces organisations ont eu de fortes remises de peine, profitant de la formule de dissociation, une simple abjuration. L’éventuelle extradition de ces vieux réfugiés en France n’a rien à voir avec le mot justice.

En Italie, nous soufirons encore d’accusations embaumées conservées comme des reliques d’une  époque lointaine. Les vies d’une dizaine de personnes âgées d’environ 70 ans ont leur place dans notre musée de cire, non dans une procédure judiciaire. Je ne crois ni ne veux croire que l’Etat de droit français consente à entretenir la rancune morbide d’un pays qui s’obstine à tenir en suspens des comptes clôturés et apurés depuis des décennies.

Erri De Luca, écrivain et poète italien.