Fin 2021 a été diffusée publiquement une prise de position contre l’extradition des « asilés Italiens », signée par plus de 80 psychiatres, psychologues cliniciens et psychothérapeutes. Cette prise de position de la part de professionnels des soins psychiques résultait d’un constat simple : les mesures inquiétantes dont faisaient l’objet les « asilés », les menaçant d’extradition, immédiatement les condamnait à vivre l’angoisse et la désespérance de ceux qui sont placés dans une sorte de couloir de la mort. Toutes les personnes incriminées ont entre  60 et 80 ans. Renvoyées pour une très longue durée dans les geôles italiennes elles n’auraient donc comme seul futur que de finir leurs jours en détention. Plus récemment, malgré les conclusions de la cour d’appel, l’acharnement contre eux, annoncé comme infini au sommet de l’ Etat, renforce encore cette pression mortifère.

Pourtant, depuis des années en France, elles ont respecté à la lettre les conditions qui leur avaient été posées par François Mitterrand : sortir de la clandestinité, renoncer à la lutte armée, et s’insérer dans la société. Il y a 40 ans, en Italie, elles s’étaient engagées dans un combat politique radical. En passant de l’autre côté des Alpes, moment de césure dans leur existence, elles ont tourné cette page. Faute d’amnistie dans leur pays, conformément au pacte fixant les clauses de leur asile, elles ont du s’adapter à l’exil, ce temps, pour elles déjà très long, temps dont Marcelo Vinar psychiatre, psychanalyste exilé urugayen écrit « qu’il propose le défi de ce que l’on peut construire à partir de la perte, de la désillusion, de la défaite ».

« Asiliées », ces personnes ont donc appris notre langue, suivi des formations, trouvé du travail et fondé des familles. Or ce sont bien ces cheminements existentiels, ces processus de remaniement psychique non sans épreuves, supposé par le passage à une  nouvelle forme vie qui se trouve délibérément nié. Et en haut lieu, sont tenues pour négligeables, sorte de dommages collatéraux, les catastrophes subjectives qui détruiront  des familles en conséquence de cette négation justifiées par la raison d’Etat.

On peut alors avancer que ce qui caractérise la position gouvernementale c’est son parti pris de deshumanisation. Pour les accusateurs, la réalité des vies n’a plus aucune importance. A les entendre, le temps s’est arrêté au début des années 80. Les décennies suivantes sont tout simplement biffées. Au lieu de chercher à apaiser les esprits, les procédures engagées se repaissent de la haine contre des boucs émissaires dont on défigure l’identité. Suivant les termes d’une psychologie plus que sommaire, on ravive les malheurs d’une époque troublée en décrétant qu’il serait impossible d’en faire le deuil si ne sont pas châtiées quelques figures expiatoires. C’est malheureusement la rhétorique douteuse des pouvoirs qui érigent en représentants du mal absolu ceux qui serviront d’exemple à la fermeté de l’état gagné, tout en s’en défendant, par les thèses de  l’extrême droite. Notons d’ailleurs au passage, que cette argumentation qui distord les temporalités, reprend, presque inchangés, les éléments de langage en cours dans les années Thatcher, quand celle-ci laissait mourir en prison les militants de L’IRA assimilés à des criminels de droit commun.

A l’inverse, si l’on voulait bien tenir compte de la version des témoins qui, ici, ont longtemps côtoyé ces « asilés », avec qui ils ont travaillé, ont noué des relations amicales, fait connaissance de leurs enfants et de leurs petits enfants, l’histoire sur laquelle les tribunaux ont à statuer serait toute autre : on devrait admettre que les prétendus terroristes ad vitam aeternam sont en réalité des citoyens ordinaires qui ont régulièrement obtenus des titres de séjour, paient leurs impôts, participent à la vie sociale, et, contrairement à ce que l’on laisse entendre, ne fomentent aucune des exactions qui font frémir les populations.

Bref, les arguments qui étayent les demandes d’extraditions dépouillent en préalable de leur identité  ceux qu’elles veulent présenter comme des monstres.

Dans l’exercice de notre métier, il nous arrive de rencontrer des personnes qui, rongées par un sentiment d’indignité auquel elles résument tout leur passé, ne survivent au présent que dévorées par des angoisses intenses, convaincues qu’il n’y a rien à espérer de l’avenir. On nomme ces états des épisodes mélancoliques. Par leurs poursuites incessantes, c’est sans doute cette forme d’existence que les accusateurs voudraient inoculer à ceux qui sont l’objet de leur vindicte.

Par des soins appropriés, on peut sortir de la mélancolie. La justice française, aujourd’hui, a le pouvoir de dissiper les miasmes délétères de cette figure morbide. Espérons qu’elle aura la conscience de sa responsabilité.

Paul Bretécher, psychiatre